Vitagora, troubadour

Quand dans l'hydromel réside le seul espoir.

La lune était déjà haut dans le ciel étoilé lorsqu'une voix grave provenant du fond de la salle interpella la jeune hobbite et lui fit relever la tête de sa chope. Tournant la tête vers ce qui semblait être le coin le plus sombre de l'auberge, elle ne remarqua rien ni personne. Elle s'essuya le filet de bave qui coulait du coin de sa bouche et reporta son attention au fond de la chope, espérant stupidement que celle-ci se remplirait par quelque tour de magie.

- Hey, petite ! C'est bien à toi que je parlais, mais t'm'as l'air bien trop chargée pour t'en rendre compte ! Hahaha !

Un rire tonitruant s'échappa de la gorge d'un grand hobbit barbu, lui rappelant sa migraine naissante. A ce propos, les hobbits ne sont pas vraiment grands et encore moins barbus... un nain ! Ha, il s'agissait bien d'un nain, aussi puant et crasseux qu'un pilier de bar pouvait l'être. Exprimant son impatience par une moue de dégoût, la jeune hobbite détourna le regard de celui qui venait l'aguicher si promptement. Mais il n'était pas aisé de se débarrasser de ce genre de bestiole, encore plus coriace qu'une musaraigne des champs ! Le nain attrapa un tabouret, s'assit en face de sa muse et tapa du poing sur la table, commandant à l'auberge deux nouvelles pintes. A cette heure tardive, il n'y avait plus beaucoup de clients au Dragon-Vert et son propriétaire rechigna quelque peu à resservir les traînards. Mais devant l'insistance du gros barbu (et peut-être aussi devant la lourde hache que celui-ci transportait), il servit de nouvelles bières.

Se prenant la tête à deux mains, la jeune hobbite tâchait d'ignorer son interlocuteur, mais ce dernier n'en démordait pas.

- Hé, gamine. Fait don' pas semblant d'pas m'voir ou j'dis à ce cher petit bonhomme qu't'as pas vraiment l'âge de consommer ce genre de breuvage... Aussi doux soit-il !

Relevant la tête, elle mit un doigt devant sa bouche, ordonnant au nain de ne pas en souffler davantage, ce qui le fit sourire.

- Comment vous savez qu'j'ai pas l'âge, d'abord, hein ? Pis d'toute façon, j'aurai l'âge dans deux jours alors... j'fais que c'que j'veux !

- Deux jours !? Bah ça alors ! J'me souviens quand j'étais à deux jours de fêter ma majorité... j'étais loin de me mettre une charge à l'hydromel à ce moment là ! Du moins, pas tout seul ! Haha !

La hobbite ronchonna quelque chose que le nain préféra ignorer.

- Dis-moi, pourquoi don' qu't'es dans c't'état-là, mh ? Y a que'qu'chose qui va pas, hein ? Raconte au vieux Gonbru, il peut tout comprendre, t'sais.

- Bah... c'matin j'ai perdu tout c'qui m'était l'plus cher...

La hobbite renifla bruyamment, trahissant sa tristesse.

- Aller ma p'tite, dis-moi don' c'que t'as sur l'coeur, on a tout not' temps.

Le nain lâcha un pet sonore, puis siffla en direction de l'aubergiste qui ne se pressa pas mais les servit tout de même une nouvelle fois.

Quand d'un coup tout s'effondre.

Il était entre chien et loup quand Vita Bolger et mentor posèrent de nouveau le pied en Comté. Ils avaient mis six jours pour rentrer du royaume des nains du palais de Thorin. A dos de mule de bât c'était déjà pas si mal, il avait fallu deux semaines pour faire le voyage aller avec la cargaison. Les Longue-Barbes leur avaient tout acheté : les deux douzaines de fûts de bière à la mûre ainsi que leurs deux chariots. Maître Fierpied avait du rudement négocié pour garder ses deux mules, sans quoi ils seraient rentrés à pied en fin de compte. Le vieux hobbit était néanmoins des plus heureux, pour lui, cela avait été l'affaire du siècle ! Sa bourse était pleine à craquer, mais elle ne le resterait pas bien longtemps, car il n'avait désormais qu'une chose en tête : profiter des plaisirs de la fête du printemps telle que l'honorait les nains des Montagnes Bleues.

Trois jours ! Trois jours de jeux, de danses et de beuveries en compagnie des nains et de leurs alliés qui venaient eux aussi profiter de l'occasion. A aucun moment, Vita ne vit son mentor en pleine sobriété. Bien que n'ayant pas encore passé l'âge de profiter de ces plaisirs, le vieux la laissa tout de même participer aux divers évènements des festivités et notamment un fabuleux jeu sur le thème de l'hydromel. Des années encore après, la jeune hobbite ne se rappelait plus très bien des règles, si tant est qu'elle les ait compris un jour. Ce dont elle était sûre, c'était qu'elle avait battu son concurrent nain à plates coutures, remportant ainsi un magnifique trophée : un gigantesque tonneau (haut comme deux nains et large comme quatre !) rempli d'une cuvée spéciale de cognac. Au moment de leur départ, elle avait du faire installer des roues pour pouvoir le transporter, aucune mule ne souhaitant avoir un tel poids sur le dos.

La petite Vita poussa un profond soupir de soulagement quand ils pénétrèrent enfin sur les terres des hobbits. Elle avait été sur les nerfs tout le long du trajet du retour, les rumeurs allant bon train concernant la hausse des attaques de brigands et de créatures en tous genres depuis quelques mois. L'aller avait été plus tranquille, ils étaient partis en compagnie d'une vingtaine d'autres hobbits, vignerons, récoltants, brasseurs, leur nombre pouvant dissuader quiconque de s'en prendre au convoi. Mais la plupart était repartie au bout de deux jours, comme c'était initialement prévu, mais devant la joie de son mentor, Vita n'avait pu se résoudre à le forcer à prendre la route. Ils avaient donc du faire la route seuls tous les deux, ce qui avait quelque peu angoissé la petite personne.

Tandis qu'ils quittaient le marais de Rushok, l'atmosphère semblait plus détendue et le fermier et son apprentie se rappelait les quelques moments atypiques de la semaine passée. Ils riaient aux éclats quand une sombre créature se jeta soudain sur Vita, la faisant tomber de sa mule.

- Des gobelins ! hurla maître Fierpied.

Mais elle n'eut pas le temps de se relever que déjà elle recevait un lourd coup de massue sur la trogne, qui la fit sombrer dans l'inconscience.

Elle ne sut dire si ce furent les premiers rayons du soleil ou la voix suraiguë du frontalier qui la réveilla en premier. Elle ouvrit difficilement un œil, puis l'autre, avant que des petits potelés vinrent l'attraper sous les aisselles pour l'aider à se relever. Titubant légèrement, elle tourna sur elle-même afin de constater l'étendue des dégâts. Un gobelin gisait non loin de là, le crâne fracassé, sans doute par le lourd bâton de frêne de son mentor. Mais ce dernier avait disparu, ainsi que les mules, et des traces de sang semblait partir en direction de la forêt de Bindbole. Les deux frontaliers en patrouille qui étaient venus à son secours tentèrent de rassurer la petite Bolger, mais la disparition de maître Fierpied était une catastrophe pour la jeune hobbite. Ils la ramenèrent, elle et son tonneau de cognac, jusqu'à son trou de hobbit à Hobbitebourg. Les frontaliers convoquèrent une petite assemblée et organisèrent une battue afin de retrouver le fermier et ses mules. Tout le bourg avait été attiré par l'évènement, et la petite Vita, qui récupérait de son coup sur la tête, ne tarda pas à avoir la visite de la vieille Fierpied,la femme de son mentor. En apprenant la nouvelle, elle hurla à s'en rompre les cordes vocales, vociférant des jurons à l'intention de la jeune hobbite qu'elle accusait d'être la cause de tous ses malheurs depuis qu'elle avait rejoint son mari à la ferme. D'après la vieille, c'était de la faute de Vita s'ils étaient restés plus longtemps chez les nains au lieu de rentrer sagement avec les autres artisans hobbits, faisant alors de la petite la coupable de la disparition du fermier plutôt que la victime épargnée de cette curieuse attaque de gobelins.

La battue le jour même ne donna aucun résultat. Quelques jours passèrent durant lesquels la petite Vita passait son temps à la fenêtre, espérant apercevoir son mentor, tout sourire de rentrer d'une nouvelle aventure. Mais la vision qu'elle eut finalement fut celle d'un corps enveloppé d'un linceul transporté par quatre bûcherons. Ils avaient trouvé le corps du fermier dans les bois, mutilé et à moitié dévoré par les charognards gobelins. Quelques heures plus tard, la vieille Fierpied passait de nouveau le pas de sa porte, maudissant l'apprentie et la condamnant à ne plus revenir sur les cultures de feu son mari. La petite Vita devait à ce moment recevoir la confirmation de la fin de son apprentissage et ce, à l'aube de sa majorité, ce qui aurait fait d'elle une petite personne adulte et responsable, apte à travailler pour son propre compte.

Ce jour-là, elle perdit tout. Son mentor, qu'elle chérissait comme son père, son travail, pour lequel elle avait donné tout son amour, ainsi que ses amis et sa famille qui la regardaient désormais comme une paria, rejetant la faute sur elle comme l'avait fait la vieille Fierpied.

Quand d'une mélodie renaît l'envie.

- Pour sûr que c'est une histoire triste, ça oui, petite... ça oui.

Le nain avait la voix tremblotante suite au long monologue de la petite hobbite qui pleurait maintenant à chaudes larmes. Derrière le comptoir, l'aubergiste ronfla si fort que cela fit sursauter le nain, le faisant quitter ses songes.

- Ouair, bien triste tout ça. Mais le plus navrant c'est la façon dont les petites gens t'ont jugée, petite. Est-ce qu'ils t'ont au moins laissé te recueillir auprès de la sépulture de ton mentor ?

Vita secoua la tête. Au même moment, un ronflement plus fort encore que le précédent trancha le calme de la situation.

- Pouah ! Mais c'est une vraie pétoire c'te hobbit ! Aller, viens donc l'amie. Trouvons là où le vieux est enterré. En pleine nuit et en ma compagnie, on ne viendra pas te chercher d'embrouilles, pour sûr !

Ce fut ainsi que les deux nouveaux compères s'en allèrent dans l'obscurité de la nuit, laissant l'aubergiste à ses rêves bruyants. Ils se rendirent dans le verger de la ferme des Fierpied. Son mentor avait toujours voulu reposer sous ce pommier qui donnait toujours de magnifiques fruits quelle que fut la saison, maussade ou non, et qu'il adorait tant. Au pied des fleurs qui avaient été posées là, la petite Vita déposa un objet qu'elle chérissait énormément. Il s'agissait du manche cassé d'une vieille truelle. Le nain haussa un sourcil à la vue de l'outil mais se dit finalement que chaque objet avait ses souvenirs propres et que celui-ci, bien qu'étrange, ne devait pas déroger à la règle. Jetant un regard tout autour de lui, Gonbru constata que la première habitation était suffisamment loin pour ne pas attirer l'attention. Il sortit donc une petite flûte de son manteau, la tapota sur l'écorce de l'arbre pour en extraire la poussière et la porta à ses lèvres.

Il joua d'abord quelques notes, comme s'il annonçait son entrée face à un public venu en nombre. Puis alors, devant son unique spectatrice, il se mit à jouer une douce mélodie, aux notes délicates et douces. Tandis que la musique l'enveloppait, des larmes roulèrent le long des joues de la hobbite. Au son de la flûte, elle se remémorait les fabuleux moments passés en compagnie du vieux fermier, sa première journée en tant qu'apprentie, les violents coups de semonces qu'il lui administrait lorsqu'elle n'en faisait qu'à sa tête et les rires qui suivaient ces épisodes tant ces remontrances n'étaient que plaisanteries. " Rire est la meilleure façon de rire !" c'est ce qu'il disait toujours, lui qui, désormais, ne rirait jamais plus. Repensant à tous ces moments de joie qu'elle avait partagé avec son mentor, son ami, elle ne put s'empêcher de sourire.

Remarquant ce changement sur le visage de la petite personne, le nain fit une harmonieuse transition vers une mélodie plus entraînante et chaleureuse. Percevant le nouveau rythme, Vita Bolger tourna la tête vers le musicien et son sourire s'agrandit. Au dessus d'eux, les feuilles du pommier tressaillirent et une légère brise venant du sud vint réchauffer le coeur de la jeune hobbite. Elle posa une main sur la pierre dressée pour le vieux Fierpied, puis l'autre sur sa poitrine. Enfin elle ferma les yeux, adressant un dernier au revoir silencieux à son défunt ami. Gonbru arrêta lentement de jouer et, après la dernière note soufflée, glissa sa flûte contre le manche cassé de la hobbite. La hobbite lui adressa un regard interrogateur auquel le nain ne répondit que par un sourire. Il prit sa nouvelle amie par les épaules et tous deux reprirent le chemin d'Hobbitbourg, fredonnant l'air récemment joué par le nain.

Devinant ce qui se tramait dans la tête de Vita, le nain la devança en prenant la parole.

- Ouair, j'veux bien t'apprendre à jouer d'la musique si ça t'fait envie !

- Oh mais comment avez-vous deviné ?! Non, non, ne dites rien, c'est d'accord ! Je veux apprendre à jouer aussi bien qu'vous !

Il se passa un instant pendant lequel la hobbite s'imagina sûrement jouer devant un public en délire, puis elle reprit.

- Mais sans flûte, ça va être dur maintenant...

La nain partit d'un rire caverneux et désigne la charrette garée à quelques pieds d'eux.

- Soulève don' la bâche, gamine, et trouve c'que tu penses êt' le mieux pour toi !

Sans se faire prier, la hobbite courut vers le charrette, souleva la couverture qui cachait son contenu et émit un "oh" admiratif. Elle jeta des coups d'oeil frénétiques à divers endroit de la charrette, se grattant la tête, songeuse. Puis elle poussa une exclamation victorieuse et sortit de son étui un magnifique théorbe.

- Ouais c'est celle-là que j'veux ! La plus grande !

- Eh bien soit, petite, mais avant de commencer à jouer, il te faut trouver un nom de scène ! Vita Bolger, c'est un joli nom certes, mais il te faut quelque chose de détonnant, un nom dont les gens se souviendront et qu'ils se passeront de badaud en badaud !

La hobbite se mit à fouiller le fin fond de son imagination, se grattant tantôt le menton, tantôt les oreilles, tantôt la tête. Gondru ne put s'empêcher de rire aux éclats devant le manège de sa nouvelle apprentie.

- Hé, petite, et que penserais-tu de ce nom là, le nain prit une pose majestueuse et s'exclama d'un air théâtral : Vitagora !